Figurons-nous ce que peut devenir un établissement scolaire public devenu une espèce de PME, avec une direction toujours plus « autonome » et toujours contrainte par un contexte local, envahie par des mécanismes hérités d’un modèle concurrentiel et entreprenarial qui est loin d’être vertueux. Quel avenir pour le métier d’enseignant dans des petites boîtes commerciales ayant adopté la « logique » marchande et patronale, jusque dans leurs contenus d’enseignement et la « gestion » des personnels ?
Inutile de citer des noms d’établissements et de responsables. De nombreux témoignages, documents et faits attestés abondent dans le sens de ce qui en effet se met en place. Et un regard attentif sur le fonctionnement des écoles privées, notamment dites « supérieures » est aussi indispensable qu’édifiant sur le sujet.

Et que voit-on déjà dans les écoles privées, notamment celles qui se disent « Grandes » ? Des chefs et petits chefs clientélistes appliquant avec une prétention, et une honnêteté pour le moins défaillante, les principes rudimentaires d’un management d’entreprise marchande qui n’a rien à faire avec la culture et le niveau intellectuel du métier d’enseignant, la rigueur des conceptions didactiques, la complexité des démarches évaluatives, la variété et les exigences nécessaires des pédagogies. Une exploitation et même une exacerbation (par la peur, par la concurrence, l’intrigue…) des rivalités individualistes. Un turn-over étourdissant parmi les personnels (dont il est plutôt aisé de se débarrasser). Des politiques d’offre et de demande qui façonnent de manière perverse des profils d’élèves et d’enseignants. Pour exemple : l’utilisation de commentaires et de jugements d’élèves et d’étudiants, via le numérique, et dans l’anonymat, pour alimenter avec une mauvaise foi et une malveillance éhontées des pressions sur les enseignants, jouer sur le harcèlement moral (isolement des personnels, reproches sans motifs clairs, directives incohérentes, déni de votre expertise, critères très discutables, flou entretenu sur les données etc.), et pour « motiver » des départs forcés, en nuisant sans vergogne à l’intégrité morale et psychologique du contractuel : en le poussant à rompre son contrat de manière anticipée, ou en le licenciant pour des motifs auxquels on donne vite une allure grave, ou en le poussant à démissionner...

Les enseignants seront alors des « commerciaux » au service de boîtes d’enseignements, envoyés en missions, sur contrats de projets… Mais des commerciaux sans chiffres réellement fiables (ce qui n’empêche pas d’utiliser malgré tout des chiffres, en dépit du bon sens), à la merci d’un contexte local à courte vue, avec des intérêts et des psychorigidités de dirigeants et de « clients » qu’aucun code national ne pourra plus policer efficacement, une clientèle pour laquelle l’offre et la demande seront les seuls critères des savoirs enseignés. Les enseignants se retrouveront à la merci d’audits auprès de leur « clientèle », des audits instrumentalisés à discrétion pour les forcer à formater leur mental, leur personnalité, leur éthique ; ils seront toujours rendus responsables et coupables de « résultats » qui déplaisent à la direction et aux familles ; ils ne seront pas défendus, au contraire, contre les diffamations et les cabales ; ils se plieront à des contenus et à des « méthodes » orientés et même imposés par des individus sans expertise, voire sans culture suffisante, sans aucune rigueur ni logique ni morale, au gré des caprices du marché local des emplois (et quels emplois !) et des mentalités microscopiques dominantes ; certes, ils n’auront plus à se plaindre de la lenteur du « mouvement » pour leur mutation, car ils seront aussi vite éjectés d’un établissement que ils y seront entrés, sous un statut sans solidité aucune, pour des heures et des cours sans règlementation fiable, aux noms d’impératifs qu’on ne leur laissera pas le temps de comprendre, et ils se prépareront, lors de chaque embauche obscurément décidée par un chef d’établissement, à la quête d’un autre établissement où pouvoir retomber quand on les mettra dehors (on le leur annoncera quelques mois avant la fin de cours, si tout va bien) ; certes, ils n’auront plus à se plaindre de la difficulté des concours, puisque ils seront sans doute sélectionnés par la loi de l’embauche, formés sur le tas ; ils n’auront plus à se plaindre de la complexité des textes régissant leur statut, puisqu’il n’y aura plus de statut, mais un Code du Travail « simplifié », des missions-à-la-tâche et un horaire juste digne de vacataires ou, c’est peut-être pire, un horaire global rempli de travaux incohérents ; ils seront seuls devant leur patron pour se défendre, être informés, des délégués du personnel qui n’auront pas de liberté d’action et élus plus pour leur docilité que pour leur intrépide honnêteté ; certains y trouveront le terrain idéal pour se faire valoir (au détriment des collègues), « soutenus » par quelques lobbies locaux… Et il n’y aura plus aucun écho des difficultés et précarités du métier au-delà des salles des profs, des couloirs et des bureaux de la DRH.